extraits divers du roman 2009






Manger est obligatoire. Mange ! Fini ton assiette ! Fini ton assiette avant que ce soit froid ! Mange plus vite. Mange pas aussi vite.
Me transmettre le plaisir de manger leur aurait été impossible. Manger n’était pas un plaisir : il était là. Ou pouvait surgir.
La table est l’endroit où l’ensemble des combattants sont presque invariablement réunis. Parfois il est au café. Plus rarement aux champs. Les repas sont idéals pour les insultes.

*


Cinq ou six fois, pas plus, nous avons passé la nuit chez son frère cadet. On arrivait à l’improviste. Ils étaient déjà couchés. Ma mère et ma sœur dormaient dans le canapé et je montais l’escalier, entrais dans une grande chambre, juste éclairée par la lampe de poche de ma tante, retirais les affaires enfilées au-dessus de mon pyjama en partant et prenais place au milieu des cousins dans un gigantesque lit. Ils étaient déjà quatre. Ils se poussaient machinalement. Il faisait chaud. J’étais bien. Je m’endormais immédiatement. Quand ma mère venait me réveiller le matin, j’étais seul.
Mon père n’a jamais su où nous allions. Nous avions « découché. » Il voulait savoir où. Il gueulait « la putain a découché. » Mais durant plusieurs jours restait calme. Il ne pouvait imaginer que nous étions chez son frère, que son frère savait. L’hypothèse d’un « autre homme » devait le tourmenter. C’était malheureusement faux. « Qui voudrait d’une femme avec deux gosses ? » il vociférait.
Que pensait cet oncle du comportement de son frère ?
Même enfant, je le sentais bien : ma tante avait l’air sincèrement peinée, aurait sûrement voulu agir. Mais, elle aussi, avait intériorisé son statut de femme de ces années-là ! Semblait ne pas avoir le droit de parler sans l’autorisation du divin mari. Elle se contentait sûrement de ne pas être tombée sur le pire des trois frères. Ce pire prétendait qu’elle n’avait pas le droit de signer les chèques. Le dimanche suivant, comme par hasard, ils venaient. Jamais personne, même le cousin de mon âge, n’a eu ne serait-ce qu’une allusion. Ils devaient recevoir des instructions avant de partir !

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Ma mère m’a acheté un filet de billes à l’épicier. Ainsi je peux jouer avec Lucie en attendant le bus. Deux arrêts désormais au village, le premier toujours à l’ancienne école, l’autre sur la place. Un matin Patrick déboule, nous regarde trente secondes et prend la bille de Lucie quand vient son tour de viser. Il la lance immédiatement sur la mienne, l’empoche, rend la sienne à la fille du maire. Il la ressort et me commande : « allez, mets-en une autre, celle-là je l’ai gagnée à la régulière. » Je refuse mais je n’ai pas le temps de reculer qu’il m’en a subtilisées deux dans la main gauche. Il en jette une par terre, se recule de trois pas, la vise, la touche, la ramasse. Idem avec la suivante. Il m’a volé trois billes. Le bus arrive. Il sourit en prévenant « je reviendrai demain pour la revanche. » Je ne réponds rien, retiens mes larmes.

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Le cerisier est gigantesque. M’apparaissait ainsi. Il l’était vraiment, culminait sûrement à plus de vingt mètres. Ma mère a insisté et finalement il a placé le tapis roulant contre le tronc, tapis roulant qui permettait de monter automatiquement les ballots de paille dans la grange. En juin 1976 je reste donc des heures sur le tapis rouge, avec Mickette, la moisson ne débutant jamais avant le 14 juillet. Mickette aussi adore les cerises.
En mars 1977 il a abattu le cerisier, avec une bonne raison officielle : il gênait pour passer avec le tracteur. C’était naturellement faux. Il savait que je savais.

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Leboc, le cafetier de Valhuon, était aussi « coiffeur pour hommes. » Deux fois par an ce père m’y emmenait. Une porte presque toujours ouverte séparait le bistrot enfumé du « salon de coiffure. » Ses coupes ne cherchaient aucune originalité : tous pareils. En prévision du temps qu’il resterait sous les ciseaux, ma mère m’avait donné quelques pièces pour jouer au flipper. La femme Leboc trônait derrière le comptoir. Je la détestais encore plus que lui : grosse et grasse, sa peau luisait. Lui avait toujours un mot gentil, même si j’ai rapidement compris pourquoi : mon père était un excellent client. Combien de types se sont tués, ont tué, en sortant de son bistrot ? Depuis je suis toujours entré avec réticence dans un café. Et je suis resté des années éloigné des coiffeurs. On m’a appelé l’indien…
Ils ne fumaient pas, les époux Leboc. Sont-ils clamsés d’un modeste cancer du tabagisme passif ?

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Le soir, quand il est là et les yeux ouverts, il regarde les informations. Je hais donc les informations.
Mais ce soir-là je ne traverse pas la pièce enfumée le plus rapidement possible, je reste dans le couloir, fixe l’écran : un homme sur une civière. Je retiens son nom : Jacques Brel. Quelques « images d’archives » suivent : Jacques Brel sur scène, chanteur. Sa voix me bouleverse (avec les mots d’aujourd’hui !)
Maintenant je sais : c’était son ultime retour à Orly.
Maintenant j’ai des mots pour expliquer le ressenti d’alors : c’est Lui, l’Homme le plus important de ma vie, mon vrai père, père dans le sens de celui qui apporte la Lumière. Naturellement, aucun de ses disques à la maison. Ma sœur est fan amoureuse de Michel Sardou. Elle achète des magazines et découpe sa photo. Elle a un tourne-disque. Moi je n’ai rien. Maintenant j’ai un nom : Jacques Brel.

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Quelques secondes. Ses grandes mains. Comme si elles me touchaient, m’emportaient. Sa voix m’électrise. Il faut supprimer ce déchet indigne accoudé à la table et la vie sera possible. Quels mots pouvais-je employer pour de pareilles idées ? Aucun, oui aucun : des sensations, des colères, un espoir.

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J’observe le déchet assis derrière la table, son mégot au coin gauche de lèvres bleues, ses dents jaunes et c’est évident : il n’a vraiment rien à voir avec moi, je mérite un vrai père, lui, l’homme aux grands bras, aux grandes dents. J’attends Jacques Brel. Mais il ne réapparaît pas sur l’écran.
J’ai depuis écouté tout ce qu’il a chanté, décortiqué ses textes, bu ses interviews, dévoré ses biographies… Comme il était parfois… trop ! Trop, oui, l’Homme qui m’a transmis le courage de me surpasser pour m’extraire de la médiocrité à laquelle je semblais condamné. Alors parfois, moi aussi, j’en fais trop !
J’ai trop de sites sur internet, trop de chansons… sans prendre le temps de gérer vraiment ces sites, de chercher des interprètes pour les textes…
Elle m’a écrit « tu es trop »… après m’avoir mis en pause ; quand j’ai continué à lui donner de l’Amour, comme quand elle croyait au partage, à l’osmose intellectuelle et à la fusion physique.
Je lui ai envoyé une enveloppe vide où tout se situait dans le timbre : une vache s’exclamant « Ne meuuh quitte pas… » Aucun commentaire. Grand Jacques, tu l’as reconnu : je n’y comprends rien aux femmes. Vais-je le répéter ?

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« Si j’avais été beau je n’aurais rien fait de ma vie. » L’exclamation de Jacques Brel, au micro de Jacques Chancel, je la replace souvent. Surtout depuis ma dégradation physique ! Je suis conscient du décalage entre l’attente suscitée par mes textes, mes photos choisies sur les sites et ma réalité. Voltaire écrivait « je pars en détails » quand il commença à perdre ses dents.
Je sais maintenant avec certitude, que sauf exception, même les femmes autoproclamées en quête d’Essentiel congédient l’homme idéalisé quand elles rencontrent dans la vraie vie un quadra déjà détérioré. Mes « si beaux yeux », elles les adorent, et si elles me laissent le temps de les caresser, elles adorent. Mais elles sont déçues : mes yeux et mes mains ne suffisent pas. Alors ces soirs-là j’écoute Jacques Brel et je me rappelle d’où je viens. Ça n’empêche pas les larmes de couler mais ça te botte les fesses, t’essayes d’en faire une chanson ou de terminer un paragraphe. J’ai quarante ans et, enfant, j’ai si souvent redouté de vivre mes dernières heures, que tout cela, finalement, c’est du temps en rab.

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Pas un bruit, il est assis à table, son verre vide, aucune bouteille. Ma mère prépare le repas. Silence inhabituel ! « Ton grand-père est mort », il prononce en français, comme s’il récitait un speech mûrement préparé. Son père donc. Ajoutant « d’une crise cardiaque. » Il devait avoir dans les soixante-dix ans. J’avais onze ans. Les bêtes étaient déjà rentrées, nous allions manger et partir à Frévin. Ma sœur mettait ses habits du dimanche. Le jour de l’enterrement ma grand-mère était comme je l’avais toujours connue, « effacée » avec les mots d’aujourd’hui. Mais elle n’est pas venue à l’église ni au cimetière. La grande conversation, c’était qu’il était mort un vendredi, ce qui signifiait, selon eux, qu’avant six semaines quelqu’un de la famille le suivrait. Ma grand-mère était catégorique : ce serait elle. Mon père répondait qu’en repartant il allait peut-être se tuer en voiture, qu’un accident c’est si vite arrivé, qu’encore vendredi il y en avait je ne sais plus combien dans l’abeille, les deux autres frères se regardaient de travers, devaient penser pourvu que ce soit lui ; depuis des années ils ne se parlaient plus. J’étais persuadé qu’il en profiterait pour nous zigouiller.

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Quelques jours plus tard, ma grand-mère ne s’est plus levée. « Un cancer de la gorge. » On m’interdisait d’aller la voir. Elle suffoquait, râlait, s’étouffait. Je restais dans la pièce principale. J’entendais tout. C’était sûrement encore pire. Et elle s’est bien étouffée moins de six semaines après son mari. Mais pas un vendredi. Sinon ça recommençait ?
Les trois fils semblaient satisfaits du scénario : une femme doit suivre son époux, même dans la tombe. Une femme sans son maître n’existe plus.

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Je n’ai eu aucun chagrin. Je n’avais avec ces gens-là aucun lien. Je n’avais d’ailleurs jamais compris pourquoi nous devions parfois « aller les voir. » Mais c’était ainsi. Je devais « suivre. » Toute idée de « famille » au sens noble du terme m’était étrangère. Seule ma mère comptait, parce qu’elle essayait de me protéger. Et ma sœur parce qu’elle vivait dans la même situation que moi, avec le même ennemi.

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« Le mariage, c’est comme le service militaire, faut obéir aux ordres. »
Comment ma mère peut avoir décidé de se marier avec un type pareil ? J’ai onze ans, et je n’y comprends rien.

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Aujourd’hui encore des femmes découvrent très tard (après mariage ou et naissance d’un enfant) la véritable personnalité de leur « mari pour la vie. » Elles croient souvent qu’il a changé. Il s’est simplement, durant les premiers mois, détourné de son seul centre d’intérêt, son petit ego, ses blessures non assumées (qui n’a pas de blessures à assumer !). Les mois d’enthousiasme ! Du changement dans une vie vide, où l’autre, par sa seule présence, sa beauté, son corps, son originalité, occulte le reste. Entrer en union avec un être plombé de troubles psychologiques, c’est en subir les conséquences rapidement. Ce fut le cas pour mon « Amour Asiatique. »
Naturellement, ce n’est pas un hasard si durant des années elle a cru être aimée par des hommes qui rapidement la réifiaient : elle cherchait inconsciemment ces relations, persuadée de devoir rester éternellement victime des mâles. Elle « rejouait le scénario » des prédateurs : l’action sincère débute après la mise en confiance pour s’isoler avec elle, au fond du jardin puis dans un appart (pour y jouer au monopoly !) ; le couple est l’isolement des adultes, le baratin et la séduction leur arme.

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Je ne veux plus monter dans son tracteur. Avant, ça m’embêtait, j’avais peur, mais je n’osais pas refuser. J’avais peur qu’il me projette sous une roue. Même ma mère me conjure d’y aller pour rester à la barrière, sinon il va laisser sauver les veaux. Les veaux sont plus importants que ma vie ? Je me retiens de lui hurler ma colère. Parfois j’ai l’impression qu’elle oublie ses menaces, qu’elle m’envoie à la mort. Chaque semaine il fallait leur conduire un tonneau d’eau. Alors j’y vais en vélo mais ne le laisse jamais m’approcher de moins de cinq mètres, gardant mon guidon à la main, bondissant dessus dès que possible et fuyant, me cachant à l’entrée du bois en attendant qu’il soit repassé pour repartir tranquillement.

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Une fois par un, quand même !, j’allais quelque part avec lui sans déplaisir : à la fête de l’école. A Valhuon donc. Je ne l’ai jamais vu saoul ces soirs-là. Il rapportait toujours quatre ou cinq bouteilles. Du Cognac le plus souvent.
Comme durant l’année il participait à une dizaine de concours de cartes, un rapide calcul permet d’obtenir le nombre de litres ingurgités, en plus du vin, de la bière, du Ricard…
Je jouais alors dans la cour, dans le couloir, durant quelques heures.
Où disparaissait l’argent gagné par l’école durant cette soirée ? Je ne me posais pas la question. Deux classes remplies de joueurs. Ils servaient aussi des boissons. Le bénéfice annuel devait amplement dépasser le prix d’une table de ping-pong. Naturellement, aucun voyage n’était organisé… pour les élèves. La dernière année, un bus nous emmenait à la piscine d’Auchel. Peut-être cette année-là une partie de l’argent a servi à le payer.
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Quand j’ai entendu parler de l’apartheid en Afrique du Sud, le nom de monsieur Mercier m’est revenu immédiatement. C’était donc lui, notre homme de l’apartheid, celui qui interdisait à certains la salle de la table de ping-pong.

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A 12 ans ma mère fut retirée de l’école. C’était la guerre. 1941. Son père était prisonnier en Allemagne. Je ne l’ai jamais connu, il est mort peu après sa libération. Je n’ai vu qu’une photo, un vieux tout ratatiné.
Elle avait connu l’époque où des gens mourraient vraiment de faim et une assiette pleine pour ses enfants fut sûrement sa préoccupation majeure. Même si pour cela il fallait « se sacrifier », supporter un mari « traumatisé par l’Algérie. »
Personne ne lui a expliqué les machinations d’un bourreau, prompt à inventer n’importe quelle faute pour crier, injurier, humilier, exiger, asservir, justifier ses colères, ses beuveries. Et en cas de résistance, de réponse, l’accuser de folie, hystérie, méchanceté, incapacité. Ainsi débute l’ère des disputes continuelles. Il est si simple d’inventer une faute ou de transformer le moindre retard, la moindre erreur, en drame.

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Elle avait trente ans, lui vingt-six à leur mariage. En 1959. J’ai appris par bribe son passé : sa mère avait refusé son mariage avec un homme coupable d’être sans situation (agriculteur exigé !). Elle restera toujours LA cause de son malheur.
Vers 17-18 ans je lui ai demandé « mais pourquoi tu l’as écouté ? », elle avait répondu « en ce temps-là, les enfants n’étaient pas comme aujourd’hui, fallait obéir. »
Désaccord forcément, j’invoquais même Simone De Beauvoir ! Elle n’en avait jamais entendu parler ! Elle n’était pas née à Huclier, alors !…
Encore aujourd’hui, si je l’interrogeais sur sa mère, elle me ressortirait forcément, invariablement, les mêmes récriminations. J’ai essayé, en 1994, depuis je sais qu’il n’y a rien à espérer. Elle a simplement vieilli un peu plus. Je lui ai plusieurs fois balancé « tu aurais alors dû apprendre à te mêler de ce qui te regarde. » Mais ce n’est jamais la même chose : je suis coupable de ne pas lui avoir obéi. J’ai été cadre et je ne le suis plus. J’ai eu des amours qui ne lui convenaient pas. Je ne vis plus avec la mère de ma fille. « Tu vas me faire mourir… mon cœur s’emballe... » Et si maintenant elle n’a plus ces exigences de diriger ma vie, c’est uniquement car je suis « une tête de mule. » Et je vis loin. Mais elle n’en pense pas moins !
Ce n’est pas pareil ! Pardi, elle sait forcément ce qui est bien pour moi !

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En juin 1980, je termine mon CM2 et monsieur Mercier, le directeur de l’école de Valhuon, crée une équipe de football « benjamins » en septembre. Il me demande si je veux y jouer. Je peux y jouer un an avant de passer « minime. » Je ne sais pas vraiment jouer ! J’ai simplement tapé dans un ballon dans la cour. Mais j’ai envie, oh oui, de jouer. Mon père se rase de près, met ses habits du dimanche, s’asperge d’eau de Cologne et nous allons chez monsieur Mercier. Il ne peut pas refuser. L’instituteur reste une figure emblématique. Il essaye d’être « digne », parler correctement, en français, il est même timide, il doit ressentir toute la différence entre le bouseux et l’homme instruit.

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